Travailleurs des plateformes : un nouveau dialogue social pour les indépendants ?
10/09/2022Le sujet des travailleurs des plateformes est un peu notre violon d’Ingres à l’équipe du Guide. Après les péripéties judiciaires, les propositions de fusion statutaire avec le portage et les CAE, et les différentes tentatives d’encadrements législatives de ces nouveaux travailleurs, une nouvelle étape est clairement franchie avec la création de l’autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (ARPE), et la récente élection des représentants de ces indépendants 3.0. Retour sur les récentes nouveautés du « secteur », prémices d’un nouveau mode de dialogue social ?
Dans ce premier opus, on va vous parler de la dernière élection en date et vous donner notre avis. Le prochain épisode sera consacré aux thèmes de négociation et leurs enjeux. Enfin nous parlerons de l’ARPE et de son rôle, en espérant interviewer un des membres de cette mystérieuse autorité dans les prochaines semaines 😉.
Quelques articles du Guide sur le sujet pour aller plus loin :
- Episode 1 : La genèse du projet Charte
- Episode 2 : Mission Frouin, le lancement
- Episode 3 : Les juges contre-attaquent
- Episode 4 : La mission Frouin, le retour
- Episode 5 : Rififi en Californie
- Episode 6 : Charte de responsabilité sociale des plateformes numériques : mesure utile ou futile ?
- Episode 7 : Le portage salarial est-il la solution pour les travailleurs des plateformes ? Partie 1
- Episode 8 : Le portage salarial est-il la solution pour les travailleurs des plateformes ? Partie 2
- Episode 9 : Interview de Jean-Yves Frouin
Du 9 au 16 mai dernier se sont déroulées les premières élections des travailleurs des plateformes de mise en relation par voie électronique à la suite de la sortie des décrets d’application des mois de mars et avril 2022. Deux secteurs seulement étaient concernés précisons-le : les activités de conduite d’une voiture de transport avec chauffeur (les VTC) et les activités de livraison de marchandises au moyen d’un véhicule à deux ou trois roues, motorisé ou non (les livreurs, notamment à vélo) .
Fait intéressant, ces indépendants, la qualification n’étant pas remise en cause par le législateur, ont eu l’occasion de voter pour leurs représentants par voie électronique. Concrètement, 84 000 livreurs et 39500 chauffeurs VTC devaient désigner par sigle leurs futurs représentants, le tout sous la houlette bienveillante de la toute nouvelle ARPE.
Retour sur les résultats de cette élection si particulière, au succès mitigé.
Election des travailleurs des plateformes : le dialogue social 3.0 !
La France, fer de lance en matière d’innovation et de dialogue, tous les deux « social », ne déroge pas à son titre : premier pays au monde (s’il vous plait, cocorico) à mettre en place des élections des organisations représentatives des travailleurs des plateformes pour les VTC et livreurs qui ont pour objectif de négocier leurs conditions de travail et d’emploi avec les représentants cette fois des « big » plateformes (qui vont bientôt être désignés). La classe à Dallas.
C’est donc fait, les travailleurs des plateformes ont élu leurs représentants afin de se frotter avec les mastodontes du secteur. David contre Goliath is back.
Et je valide, c’est très bien, et on peut même faire un peu de prospective en se disant, ma foi, n’est-ce pas là un bel exemple de dialogue social 3.0, avec des indépendants qui négocient avec leurs clients ? Ne peut-on pas s’en inspirer et espérer la mise en place d’une nouvelle table de négociation pour les travailleurs indépendants auprès des organisations syndicales et patronales classiques ?
Au-delà de toutes projections, permettez-moi quelques critiques sur ce qui vient concrètement de se produire, critiques je l’espère constructives.
Un taux de participation qui n’est pas à la hauteur des ambitions portées
Tout d’abord le taux de participation est très décevant, il ne faut pas se mentir : de l’ordre de 3,91% pour les VTC, et 1,83% pour les livreurs.
Bien évidemment on peut comparer ces chiffres à celui des élections des TPE (qui se situe lui à 5,44%) qui n’a jamais trouvé son public, mais en réalité est-ce vraiment comparable ? Mais surtout, est-ce que tout a été mis en œuvre pour que cela fonctionne ? On peut légitimement se poser la question.
On notera, d’ailleurs, que la plupart des organisations participants à l’élection n’était pas très satisfaite de son déroulement, l’ARPE elle-même ne s’est pas réjouie de cette mobilisation décevante.
Bien sûr, c’est une première. Ensuite, un nombre de livreurs à vélo notamment n’aurait pas eu les documents adéquats pour s’inscrire, certains d’entre eux étant sans papiers (30% selon certains représentants syndicaux, faisant référence à un rapport du Sénat) ce qui rend difficile leur accès aux droits et à la simple possibilité de voter ! Et oui, c’est difficile de contacter et parler à des personnes qui ne sont pas sur un seul et même lieu de travail (on connaît ça avec le portage salarial 😉).
J’ai envie de dire, peu de découverte, c’est justement ce que l’on peut reprocher ! On le savait non ?
Pour que cela fonctionne, il aurait fallu, et il faudra, plus de temps pour que chaque organisation se prépare, et surtout qu’elle prenne le temps de bien comprendre les enjeux et problématiques de chaque acteur en présence, et notamment les chauffeurs et livreurs concernés, mais aussi laisser le temps aux organisations historiques du terrain de se préparer et de se présenter, nombreux syndicats existants ne se seraient effectivement pas trouvés en phase avec l’organisation de ces élections.
Bien sûr, comme le déclare très bien un représentant syndical de la CFTC à l’AEF avant l’élection, « Nous allons essuyer les plâtres. Nous avons posé le sol, il va maintenant falloir consolider et peindre les murs ». Les prochaines élections sont dans deux ans, ensuite le cycle électoral sera de 4 ans, espérons qu’il y ait d’ici là l’électricité et l’eau chaude.
Les organisations (pas si) représentatives des populations concernées
C’est la grande question… Les fameuses organisations qui ont participé à cette élection sont-elles toutes « réellement » représentatives des travailleurs concernés ?
Pour gagner ce match, et obtenir le graal de la représentativité, les 16 organisations en lice devaient obtenir 5% des suffrages. Normalement, tu as tout à fait raison lecteur assidu, c’est bien 8%, et bien là c’était 5% à titre dérogatoire (les mauvaises langues diront que c’est pour qu’il y ait un minimum d’organisations autour de la table des négociations…).
Pour les VTC, nous avons l’AVF, l’association des VTC de France, et l’ACIL, l’association des chauffeurs lyonnais (nos deux chouchous), Union-Indépendants, association créée par la CFDT pour les indépendants, FO, FNAE (la fédération nationale des auto-entrepreneurs), la CFTC, et l’UNSA…
Pour les livreurs, nous avons à nouveau la FNAE et Union-Indépendants, la CGT et Sud Commerce.
Chaque organisation, quel que soit le résultat obtenu, a ainsi donc pu désigner 3 représentants. On fait donc fi de l’audience pour déterminer le nombre de représentants, 5% ou 94%, c’est 3 chacun, pourquoi pas…
Petite note de la rédaction : aucune critique sur les organisations en présence, en revanche, pour connaître la plupart d’entre elles, je me permets. Globalement, aujourd’hui, on peut affirmer que certaines autour de la table ne connaissent pas, ou très mal, les travailleurs qu’elles sont censées représenter, et sont loin, historiquement et socialement de leur préoccupation originelle (sauf nos chouchous bien évidemment).
Les unes sont dédiées aux « auto-entrepreneurs » en général, et les autres sont des syndicats traditionnels de salariés. Même si on peut tergiverser des heures sur la réelle qualification juridique de ces travailleurs et se convaincre que ce sont des salariés, il n’en reste pas moins qu’en termes d’organisation du travail, ils s’éloignent quelque peu du modèle traditionnel de l’entreprise. C’est une population éparse, autonome (en partie au moins : celle de l’exécution de leur travail), sans unité de temps et de lieu de travail classiques. Les syndicats traditionnels sont loin de connaître leurs préoccupations et d’avoir des outils et moyens de communication adaptés, en tous cas aujourd’hui.
Alors oui, on peut dire que la démocratie a été respectée, que les urnes ont parlé, et que les organisations sont légitimes. Juridiquement, c’est vrai, mais socialement, on peut se poser la question.
Mais ne soyons pas fatalistes, ce nouveau dialogue social se construit petit à petit, sous la responsabilité de l’ARPE qui fait un gros travail d’après nos sources et ce à un rythme effréné, et un doigt de pied est dans la porte dirons-nous. Les négociations vont pouvoir s’ouvrir tantôt, espérons que les « nouveaux représentants » ne se feront pas écraser par les plateformes … dont nous connaîtrons bientôt les représentants également.
En attendant, les premières négociations se préparent, et c’est pour dans quelques semaines seulement !
Rendez-vous le mois prochains pour suivre la saga des plateformes !
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